ARTICLE : Elisabeth et ses douleurs violentes.

yuris-alhumaydy-mSXMHkgRs8s-unsplash

Les douleurs chroniques, les pathologies chroniques au sens large, mettent le plus souvent les patients dans des abîmes de souffrance qui les amènent à consulter. Soit un médecin indélicat leur a dit : « vous n’avez pas de raison d’avoir mal, c’est dans votre tête » alors ils décident de venir au cabinet en se disant qu’ils sont un peu fous, soit ils sont tellement tristes et déprimés de la situation dans laquelle ils se trouvent qu’ils viennent consulter.

Lorsqu’Elisabeth vient au cabinet, elle m’explique qu’elle a fait un AVC à la naissance de sa fille Téa, il y a 7 ans. Elle a été paralysée pendant plusieurs mois du coté gauche, elle a tout récupéré depuis mais conserve des douleurs chroniques : au bras et dans le pied.

« – Pouvez-vous me décrire vos journées : le matin dès que vous vous levez, vous avez mal, c’est cela ?

– En fait quand je me réveille, je crois que je vais être normale, j’oublie qu’elle est là si j’ai passé une bonne nuit, ce qui est rare, mais je me réveille et subitement, la douleur me surprend.

Elle m’attrape et c’est parti pour avoir mal, c’est encore elle, toujours là, comme un fond d’écran, pour une nouvelle journée.

Ensuite j’arrive au travail – je suis secrétaire médicale – et j’enchaîne, je réponds aux patients, je réponds aux médecins, je discute avec mes collègues, je déjeune d’une salade rapidement, je prends un café…je la tiens à distance. Je préfère l’ignorer.

– Oui, je vous comprends tellement, comment faire autrement ?

– J’ai pas le choix, il y a beaucoup de travail dans le service où je suis. Mais dès que je suis dans ma voiture pour le trajet retour, à nouveau la douleur me saisit.

Elle se venge on dirait. Et puis quand j’arrive chez moi c’est encore pire : je suis coincée sur mon canapé. Heureusement que Fred est là pour s’occuper de Téa. 

J’adore cuisiner mais je ne peux plus. Je mets longtemps, trop longtemps pour le timing serré de la semaine. Parfois le week-end je peux le faire car on a plus de temps.

Fred a déjà fait les devoirs avec Téa quand je rentre, il est professeur.

Puis nous dînons tous les trois. L’endormissement n’est pas un problème, vu la douleur du début de soirée, je m’endors facilement. Mais souvent la nuit je perçois des décharges électriques violentes. Je suis alors réveillée subitement. Au début, j’attendais qu’elles se calment pour me rendormir mais j’ai compris qu’il valait mieux que je me lève pour bouger, comme pour faire circuler l’électricité. »

Après cette description, on comprend que le point qui pose problème est peut-être cette lutte : comme si la journée elle se bagarrait avec sa douleur et l’envoyait voir ailleurs d’une certaine manière. C’est bien logique de faire cela, et plein de bon sens d’essayer de se débarrasser de la douleur. Oui mais cela ne fonctionne pas.

Si sa manière de calmer sa douleur est de la rejeter la journée, et qu’elle apparait le soir après sa journée, encore plus fort, comme une réponse en forme de boomerang, alors il va falloir lui prescrire l’inverse.

« Appeler la douleur » est bien l’inverse de « lutter contre elle » mais c’est assez vertigineux. Pourtant la logique de l’École de Palo Alto est implacable : quand ce qu’on tente de faire pour résoudre le problème ne fonctionne pas, il faut trouver rigoureusement quelle est la stratégie à 180°.

« – Elisabeth, je sais que vous allez me prendre pour une folle, mais je pense qu’il faut qu’on fasse l’inverse de ce que vous faites, et donc il va falloir qu’on appelle votre douleur régulièrement dans la journée pour qu’elle ne revienne pas se venger, violemment, la nuit. Peut-être est-ce très étrange mais on peut toujours essayer.

– Je n’ai rien à perdre, mais je ne vois vraiment pas comment faire cela : je souhaite tellement ne pas avoir mal.

– Oui je sais c’est bizarre. Prenons-la comme une information (qu’on ne comprend pas vraiment et qui est plus qu’énervante) mais admettons qu’elle ait quelque chose à signifier, c’est logique que si vous ne l’écoutez pas, si votre corps dit quelque chose et que vous l’envoyer paître, alors ça revient avec force. Si on fait l’inverse et qu’on l’écoute régulièrement, elle pourrait ne plus se manifester violemment. »

J’ai donc passé plusieurs séances à trouver comment appeler la douleur volontairement, plusieurs séances à convaincre Elisabeth que c’était la chose à faire. J’étais encouragée, et la patiente aussi, par le fait qu’entre la 1ère et la 2ème séance, les décharges qui, la nuit la tiraient de son sommeil, disparurent comme par magie. On avait commencé à écouter et à prendre l’information-douleur en compte.

A la sixième séance, elle fait bien l’exercice et en très peu de minutes : dans les toilettes, à la pause-café, après le déjeuner, elle appelle sa douleur et celle-ci ne vient pas toujours. Elle prend le temps aussi avant de démarrer sa voiture et de faire le trajet retour. Le soir une fois à la maison, elle n’est plus accablée par elle : la douleur ne se déchaîne plus.

Comme si elle avait appris à communiquer avec elle. Comme si elle avait fait la paix avec la douleur.

Celle-ci est toujours là cependant ; Elisabeth décrit son agacement : dès lors qu’elle veut faire les magasins ou lorsqu’elle tente de reprendre la course à pied, la douleur arrive toujours.

Je suis alors obligée de constater avec la patiente, que celle-ci est un peu exigeante : c’est normal d’avoir ces douleurs-là : un effort physique reste un effort susceptible d’être douloureux et quand on pense qu’elle était paralysée, c’est peut-être un reliquat de douleur parfaitement logique et dû à l’effort ! Elle en a convenu !

Une des dernières séances, elle arrive ainsi :

« – J’ai continué l’exercice mais parfois cela ne marche pas, et puis j’aimerais aujourd’hui travailler la confiance en moi.

– Pardon ? Je crois à une caméra cachée : pourquoi cette femme si pragmatique et centrée d’habitude sur des faits et des sensations me demande quelque chose d’aussi vague et intellectuel, puis qu’est-ce qui ne marche pas ?

– Comment cela Elisabeth : qu’est-ce qui ne marche pas exactement ?

– Nathalie, le matin et tous les matins depuis plusieurs semaines, quand j’appelle ma douleur, elle ne vient pas. Alors je ne sais pas quoi faire.

– ? (Je suis abasourdie)

– Oui je sais c’est bien ce qu’on voulait mais cela fait 7 ans que j’ai mal alors quand elle n’arrive pas, je ne sais pas quoi faire, c’est trop bizarre. 

J’éclate de rire en me disant que décidément l’être humain est invraisemblable et puis je lui réponds :

« Ce n’est pas grave si elle ne vient pas, vous l’appelez tout de même et si elle ne vient pas, pas la peine de s’inquiéter : vous lui dites : à tout à l’heure, elle viendra sûrement au moment de la pause-café ou plus tard, on en est sûres, n’est-ce pas ?

– Oui c’est vrai vous avez raison, excusez-moi je sais que je devrais être contente, et je le suis, mais je ne savais pas quoi faire.

– Ben voilà, vous attendez, elle reviendra plus tard c’est sûr, donc profitez-en pendant ce laps de temps.

– Ah oui je n’y avais pas pensé !

– Sinon vous m’avez parlé de confiance en vous, c’est quoi cette histoire, c’est à votre travail que vous vous dites cela ? Qu’est-ce qu’il se passe ?

– Oui en fait vous savez quand on a dit que je devais écouter si ma douleur signifiait quelque chose, et bien j’ai remarqué dans mon carnet, que chaque fois que je l’écoutais au travail elle me disait : « Arrête de te laisser faire par tes collègues ou par les médecins ».

– Ah bon ? Par exemple ?

– Par exemple, l’autre jour Martine me dit : tu ne devrais pas passer autant de temps avec les patients à leur expliquer comment suivre leurs ordonnances, les médecins le feront.

Sauf que moi je trouve que c’est la moindre des choses, vu ce qu’ils traversent et je n’ai pas envie de faire autrement, même si je suis débordée.

A chaque fois cela me fait mal et c’est comme si ma douleur disait : « Te laisse pas faire avec la vieille ! »

Ainsi, tout était plus clair ! Quand Elisabeth cherchait à travailler sa confiance en elle, ce n’était pas qu’elle avait d’un seul coup basculée dans un nouveau monde de développement personnel : elle constatait vraiment que sa douleur se manifestait dès qu’elle ne savait pas se défendre de remarques désobligeantes de ses collègues.

Nous avons donc co-construit des répliques à utiliser pour pouvoir répondre et réagir face à certaines attaques des autres, comme par exemple les jours où elle sait qu’elle a beaucoup de suivis à faire : « Ah, Martine, au fait je te préviens, je vais encore perdre du temps selon toi aujourd’hui car moi j’aime beaucoup mes patients ! » assortie d’un grand sourire.

Cette thérapie s’est terminée par une séance assez incroyable où elle m’expliquait comment elle décidait parfois d’appeler sa douleur dans des moments pénibles : « Viens avec moi, on va voir le Dr XX. « Ben oui Nathalie, puisqu’elle est là, elle n’a qu’à venir avec moi, je ne serai pas toute seule à me faire enquiquiner par ce médecin autoritaire ».

Elle a aussi dit avec fierté que depuis un mois elle pouvait à nouveau courir et sans douleurs, pas longtemps, une heure tous les deux jours. (Ce qui n’est pas mal quand même !)

Elle part courir et emmène sa douleur en disant, « laisse-moi courir, je fais mon entrainement avec ma musique et tu viendras tout à l’heure quand je me reposerai sur le canapé. » Elle a aussi dit qu’elle n’excluait pas de refaire le Mont-Blanc !  

Enfin 6 mois plus tard, je l’ai revue pour un autre problème, au sujet de sa fille et des crises de colère importantes et régulières que faisait celle-ci. Elle a dit que, bien sûr, elle avait toujours mal mais que cela n’avait rien à voir :

« – Souvent la douleur revient quand je l’ai bloquée : si je ne l’écoute pas régulièrement dans la journée, au bout de trois jours maximum, elle revient, en force, le soir.

Je dois juste faire attention à cela. Et oui je continue à courir, ça me fait tellement du bien même si je n’ai pas retrouvé la condition que j’avais pour mes trails, c’est génial ! »

 

Ainsi dans le cas d’Elisabeth le travail thérapeutique a consisté à trouver des moyens pour appeler volontairement sa douleur, mais une fois celle-ci présente, ce qu’a trouvé la patiente fut d’accuser réception de cette information en cherchant à la comprendre.

La douleur, alors, était comme un messager qui lui disait « Te laisse pas faire » et l’a poussée à chercher à apprendre à riposter face à certaines de ses collègues, des médecins ou des patients.